Ne me dites pas que….

"Premiers retours sur la journée 1 de la Master Class de marcela polanco... Ça secoue !" par Martine Compagnon

Felipe Guamán Poma de Ayala produit en 1615 la première documentation décoloniale contre l’impérialisme espagnol.

Ne me dites pas que depuis toutes ces années, je souris de l'idée que les pratiques narratives ont puisé leurs racines dans des territoires australien et néo-zélandais "heureusement éloignés de l'Europe et de l'influence de la psychanalyse freudienne dans l'accompagnement thérapeutique", et se sont nourries de la présence de peuples millénaires ?

Ne me dites pas que, vibrante d'émotion, je relis régulièrement la charte éthique des pratiques narratives en organisation, qui me demande combien, ou comment, mon intervention garantit que les voix minoritaires seront entendues ?

Ne me dites pas que la référence littéraire des pratiques narratives, propre au roman, à l'intrigue, aux personnages… et donc aux mots, a tissé le fil de mon immense plaisir à entrer dans le monde des pratiques narratives. Parce que j'aime profondément les mots.

Ne me dites pas que les échanges avec marcela polanco me font apparaitre aujourd'hui combien, à leurs origines mêmes, cette pensée qui se veut libérée et ouverte aux minorités semble placée sous le signe de ses fondateurs : mâles, blancs et s'exprimant dans une langue anglaise considérée comme langue "impérialiste" par plusieurs cultures ?

Ne me dites pas que je prends conscience, avec un vertige certain, de l'imparable difficulté qui subsiste, à penser les minorités, à penser aux minorités, en oubliant ce que le terme de "minorité" pourrait signifier de dévalorisant, de "déjà su" sur ces hommes et ces femmes qui les constituent...

Ne me dites pas que nous avons débattu de la place possible, voulue ou inefficiente, de la honte à être ce que nous sommes, à être ce que je suis, blanche, européenne, femme, ayant fait des études, autonome financièrement ?Ne me dites pas que le fait de demander "si les larmes pouvaient parler, que diraient-elles ?" suppose un contexte dans lequel les larmes ont besoin de parler, ce qui amène un présupposé que la parole est nécessaire... alors qu'il pourrait bien s'agir d'un langage en soi, d'un langage en corps, de ces langages dont nous, membres de cultures eurocentrées ou occidentales, avons oublié l'existence ?

Ne me dites pas que, toute centrée sur l'émergence de questions forcément affûtées, poétiques et puissantes, j'en oublie que mes oreilles sont si habituées à entendre la musique de ma culture, qu'elles pourraient bien ne rien entendre de la réponse, ou pire, qu'elles pourraient croire avoir reconnu une musique dans la réponse... qui n'y était pas !

Ne me dites pas que, au crépuscule de la première journée de cette Master Class, mes repères s'effondrent ? Que je me demande soudain si les pratiques narratives et leurs tentations d'ouverture, de soutien, d'écoute des communautés sont un leurre et si j'ai encore la moindre chance d'entendre demain ce que je ne suis pas, qui je ne suis pas ?

Ne me dites pas qu'un formidable et troublant message pourrait être qu'une façon de rester fidèle aux intentions des pratiques narratives mises en forme et en mots par Michael White, David Epston et d'autres, serait d'oser leur être infidèle afin de les baigner dans le courant vivifiant d'autres cultures, d'autres savoirs, d'autres ressentis ?

Ne me dites pas que vous êtes perdu.e à la lecture de ce billet compliqué, vertigineux, un peu agaçant, et peut-être porteur d'une remise en question vivifiante ?

C'est exactement la sensation qui m'habite ce soir, à la clôture d'une première journée qui m'a entraînée très loin de mes repères habituels.

Ce court message n'exprime que mon propre ressenti et mes formulations sont peut-être maladroites. Mais La Fabrique Narrative m'offre aujourd'hui un voyage en Terres Inconnues. Accrochez vos bouées (plus d'avion aujourd'hui), ça secoue dans les voiles !

Martine

18 mai 2021

NB. Cette contrainte stylistique du "ne me dites pas que..." est un hommage à mon amie de coeur que certains ont eu le plaisir de croiser à Bordeaux, Ciccina, comédienne clowne. C'est avec elle que j'ai expérimenté cette contrainte lors d'improvisation clown. Je trouve que cette formulation reflète bien l'état de confusion-réflexion dans lequel je suis immédiatement !

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