Manières d'être vivant et humanisme narratif

Par Guillaume Bonnin

Guillaume, médecin, conteur, praticien narratif et humain engagé (ou enragé ?) nous propose dans cet article foisonnant et passionnant une lecture narrative de Morizot. Il tisse avec puissance et précision des passerelles lumineuses qui réveillent l'espoir d'un aggiornamento climatique.

De mémoire ai-je déjà goûté une telle jubilation à la lecture d’un ouvrage philosophique ? Peut- être jamais. Je l’ai lu comme un roman dont on ne peut pas s’extraire, grappillant mots après mots, phrases après phrases pour connaître la suite. Luttant le soir contre le sommeil, incapable de me séparer du livre et des ouvertures qu’il crée en moi. Me levant au matin en pensant à lui. Qui plus est, dans un langage poétique de l’auteur qui fertilise la pensée et l’imaginaire par la mobilisation de nos affects ; comme une cerise sur le gâteau, en surabondance de cette lecture, je découvre ainsi l’éveil conceptualisant de l’esthétique (ou redécouvre plutôt, car il y a une quinzaine d’années, François Cassingena-Trévedy, un autre auteur, tour à tour moine bénédictin, théologien, philosophe, poète et marin, m’y a fait déjà goûter).

Ce livre me rend à la fois si alerte et léger maintenant, que sa lecture achevée, je ne me résous pas à le lâcher. Alors, irrésistiblement, je le prolonge. Autrement. En prenant la plume pour vous, tant pis, mes mots n’auront pas la même verve, ni la même précision que l’ouvrage lu. Mes mots se voudront des héritiers de ceux lus, ils seront peut-être maladroits, confus, un chemin incomplet ou une broussaille, mais une joyeuse broussaille. Le jeu en vaut la chandelle...

Jubilation oui, et pourtant il s’inscrit dans l’exigeant voire douloureux questionnement de l’humain face au Nouveau Régime Climatique (suivant la formulation de Bruno Latour) qui habituellement me plonge, et tant d’autres autour de moi, dans un tenace désarroi. Ou l’onde de mes larmes.

Il s’agit du travail de Baptiste Morizot, « MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT », récemment publié aux éditions Actes Sud (dans la belle collection Mondes Sauvages).

Souvenez-vous (pour certain.e.s d’entre vous). Il y a un peu plus d’un an à Paris lors de la rencontre du 7ème Récit. J’y allais avec espoir et enthousiasme, qui plus est accompagné d’un de mes fils adolescent, et je suis resté sur ma faim. Plus récemment à Nantes (à l’institut Hexafor), la même perplexité m’habitait au terme de la découverte de l’outil La Fresque du Climat, habile outil pourtant. Les appels, dialogues et tissages entre nous de la narrative lors de ce confinement globalisé, et par ce confinement, soulignent aussi notre quête tout à la fois déterminée et vacillante, d’une place à prendre dans cet ébranlement écologique et sociale. Çà et là, nous semblions nous poser la question de la place originale voire spécifique des acteurs de l’approche narrative face à ce Nouveau Régime Climatique et toutes ces injustices sociales consécutives.

Allons-y, plongeons chez Morizot.

En amorce de sa réflexion, Baptiste Morizot signifie que le Nouveau Régime Climatique révèle en amont une profonde et puissante « crise des sensibilités », l’humain étant devenu insensible, s’étant coupé des autres vivants non humains, que ce soit les autres animaux, l’arbre, le moustique ou les herbes folles, le virus, la bactérie ou cette levure volatile qui fait mon pain, et toutes ses congénères invisibles voire majestueuses, mais bien vivantes. Les philosophies dualistes entretenant cette dramatique césure, cette amnésie de nos origines communes dont ne sont pas coupés les courants animistes (ils n’ont pas eu besoin de Darwin ni de Lamarck)) et dont parle régulièrement Morizot dans son ouvrage. Ces philosophies dualistes, pour certaines d’entre elles, sont allées jusqu’à investir l’humain comme seul vivant habilité à gérer les autres vivants, jusqu’à céder à la tentation du faramineux extractavisme actuel, l’humain comme fin, et les autres vivants (ou leur milieu) comme réserve de moyens à exploiter. Au final, le vivant humain se dévorant lui-même, en catimini ou avec ostentation. (Fin de l’histoire ?...)

Ce dualisme qui répartit artificiellement les vivants entre eux, nature et humanité séparées. Jusqu’à les désagréger l’un l’autre. Introduit l’humain dans un exceptionnalisme et le coupe de sa mémoire. Un autre dualisme, ou le même, ou son frère jumeau : la partition corps et psychisme qui dessert tout autant la mémoire humaine, tout le corps pourtant est mémoire, et qui rend inopérant nombreux pans de la médecine occidentale classique malgré d’apparents succès triomphants... quel traumatisme certaines viroses entrainent-elles. Dans la même lignée, la séparation entre émotion et raison. Ou je pourrais parler aussi de la violente ségrégation homme et femme chez beaucoup d’humains sur cette planète...

Tout néanmoins n’a pas été effacé de la mémoire de ces humains sciés de l’intérieur. Certains d’entre eux sont partis en quête, en mouvement de soif (probablement un peu autrement que Philippe Descola a pu le faire). Une mémoire collective, une mémoire populaire ou vernaculaire est attisée jusqu’aux oreilles de cet humain morcelé. Une identité commune, comme une, non disjointe (il n’y a pas d’unité sans différences), commune entre les vivants non humains et les vivants humains est activement portée par d’autres peuples que celui de l’Homo Occidentalus. En écho avec le travail de Morizot, je vous invite donc à butiner du côté des contes, en l’occurence d’un conte des peuples du Grand Nord que m’a rapporté l’éminent conteur Patrick Fischmann et qu’il a intitulé « Coeur-des-Forêts a parlé ». (Histoire accessible à l’écrit, l‘écrit des mots et l’écrit des illustrations, aux éditions Rue Du Monde). (Je vous le raconterai de vive voix quand je serai éclairé par d’autres versions). Prenons connaissance de celle de Fischmann. Un vieux couple qui ne peut avoir d’enfant. L‘homme au matin part pour aller chercher, à la demande de sa femme, le plus noble des bois (son chemin lui offrira une souche d’arbre déjà mort), le rapporter chez lui, et sculpter leur fils dans ce matériau, et que la femme habillera et que le vent ensuite éveillera. L’enfant passe une nuit de sommeil entre sa mère et son père, c’est ici que le vent souffle sur lui, mais le lendemain matin, Coeurs-des-forêts, ainsi est le nom de l’enfant juste né, doit déjà repartir. Il doit réveiller la mémoire des humains. C’est une évidence en lui. En route, il rencontre l’ours, le caribou puis la chouette blanche. Chacun lui fera un cadeau. Arrivé auprès des humains, il pourra leur raconter qu’« ils ont en eux des ailes, des griffes, des poils et des plumes et qu’ils ont poussé comme des arbres ». La parole de Coeurs-des-Forêts va infuser, et peu à peu, les humains comprennent, entendent et s’ouvrent, un mouvement de gratitude montent, un chant du monde...

Une pensée qui me vient à l’instant. Un vivant sans mémoire est-il encore un vivant ? Un vivant sans corps, est-il encore un vivant ?

Revenons à Baptiste Morizot (même si l’auteur rapporte lui aussi dans son ouvrage un fameux conte du peuple Cherokees, qui me fait penser d’ailleurs à un autre conte amérindien, l’homme jamais content, je vous le raconterai aussi de vive voix). Il développe, une fois cette crise des sensibilités identifiée, le concept d’« agent diplomatique » (déjà exploré dans ses travaux précédents). Concept aux banales apparences et pourtant si pénétrant pour moi. Ce « diplomate » devient l’intercesseur des vivants entre eux, plaçant son souci dans « les interdépendances » et non dans les besoins spécifiques parfois opposés des différents camps de vivants entre eux. Pour être diplomate, « Il faut c’est étrange, dit Morizot, se maintenir volontairement dans le sentiment léger mais latent d’être un traitre à tous, à force de ne pas choisir un camp contre un autre. Trancher fermement pour l’ambivalence, se maintenir dans l’incertitude, dans la pluralité des points de vue contradictoires, pour chercher des solutions plus saines et plus vivables, au service des relations d’interdépendance ». Ce « diplomate interspécifique » est donc centré sur la relation, et plus particulièrement (et là, quelle audace de la part de Morizot !) « il a la garde des interdépendances » entre les vivants. À ce titre, il se doit d’être doué d’inventivité, « il active la création d’un nouvel agencement du désir qui fait bouger les lignes originelles. » Au fil des lignes de Morizot parlant du diplomate, j’y ai vu distinctement la figure du thérapeute narratif. L’éthique et la visée de l’approche narrative coïncident à mon sens avec cette figure de « diplomate » définie par Morizot. Voire elle s’en densifie. Le narratif, comme le dit Morizot du diplomate, a une place sociale finalement dérangeante, et ne peut dénier son poids politique. Ce trouble dans lequel est emmené le diplomate de Morizot flirte, par exemple, avec le cheminement de déconstruction que propose le thérapeute narratif aux patients et à certaines des représentations du patient et autour desquelles se dégage une souffrance. Déconstruction des représentations du patient autant que de celles du thérapeute narratif lui-même. Le « diplomate », peu importe du camp d’où il vient, n’est pas qu’un porte parole, il « infléchit légèrement sa traduction du message », comme le thérapeute narratif est un agent influent, par la clarté de son intention dans les questions qu’il pose. Si ce « légèrement », cette douceur intentionnelle du narratif, est nécessaire dans la « traduction » de Morizot, il disparait inévitablement dans la place politique prise, dans l’effet social produit, ou du moins attendu. La polarisation sur les relations d’interdépendance du diplomate que décrit Morizot est, à mon sens, une source d’enrichissement pour l’approche narrative.

« Ce qui se joue aujourd’hui, c’est que nos relations au vivant, aux abeilles pollinisatrices, aux forêts anciennes, aux animaux de ferme, à la microfaune des sols, ce sont ces égards qu’il faut repenser. ».

Les narratifs développent leur sens du poétique, du sensible, de l’émotif ou du corporel et c’est ce qui fonde leur levier du changement de celles et ceux qu’ils accompagnent. C’est en somme le sens de la Terre (de la terre...). « La vie intérieure est métastable c’est-à-dire d’une richesse métamorphique infinie , et qu’elle n’a de forme établie : conséquemment, on a besoin de métaphore pour la penser » D’où la primauté en narratif de la documentation poétique, sauver les mots de l’histoire préférée, les sauver de la noyade par les mots stérilisants de l’histoire dominante. Mais pas les sauver n’importe comment, les relever avec poésie et émotion. Il convient seulement aux narratifs qui disposent à l’évidence de cette culture diplomatique définie par Morizot (d’autant que le diplomate de Morizot est « autosaisi » contrairement au diplomate de notre culture occidental qui est mandaté), de continuer à « traduire » le vivant, et traduire encore, suivant la définition du « traduire » faite par Morizot. « traduire l’intraduisible ». Quand il parle du loup, « ces animaux intraduisibles. Mais intraduisible, on l’a vu, au sens dynamique : au sens où l’on ne doit jamais cesser de les retraduire, encore et encore, pour faire justice à ce qui a lieu, à ce qu’ils sont, à la relation ». Et ce travail perpétuel de la traduction pour instituer notre rapport au vivant me renvoie à cette tension du narratif qui est un inlassable poseur de questions et qui s’y affute sans cesse autant que possible. La question du narratif serait, en contrepoint peut-être, la traduction invoquée par Morizot à l’égard de tout vivant. Questionner et traduire, traduire et questionner, comme d’un même mouvement, d’un même héritage. L’état et le bain de questions du narratif avec son patient se dilatent sous le prisme de la traduction de Morizot, un réciproque pétrissage d’ouverture. Oui d’ouverture.

« MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT » de Morizot est éclairant, oui, sur bien des postures de l’approche narrative. Du moins ça en a été ma lecture délibérée et passionnée.

Morizot parle d’« égards ajustés » à déployer avec les autres vivants auprès de qui il convient d’être non pas devant mais dedans. Au milieu de tous les vivants, intrinsèquement mélangés et distincts tout à la fois. Comment ne pas voir dans cette délicate formulation des « égards ajustés », l’attention renouvelée du thérapeute narratif vis à vis de son patient, cette attention centrée sur le patient, décentré de lui-même, sans pour autant qu’il ne soit absent de la relation, mais qui se mouille, qui s’éreinte dans la relation avec le patient, une étreinte thérapeutique, sinon l’influence du thérapeute ne se jouerait pas. Morizot précise en disant que ces « égards à inventer sont « ajustés », et non pas « justes », précisément parce que les êtres en présence sont des êtres en vérité inconnus dans leurs puissances : on ne dispose pas de leur statut moral définitif (...) ; il faut constamment ajuster et réajuster les égards aux réponses qu’ils nous font, à leur manière de réagir, de plier notre action pour nous la renvoyer autrement. ». Je pense là à cet ajustement perpétuel que le thérapeute narratif opère pour pister, par ses questions, une histoire alternative à l’histoire dominante du patient qui le fait souffrir. L’écoute du thérapeute, sa double écoute, réussit à capter, à un moment donné, souvent brièvement, des mots qui sonnent différemment de ceux, souvent abondants et inflexibles, qui viennent de l’histoire dominante. Une trace fine d’une possible histoire alternative. Trace fine qui surprend, subtilement, subrepticement, l’écoute du thérapeute. Cette surprise du thérapeute est signe d’une double ouverture, d’une ouverture en reflet. Ce mot ou ces quelques mots du patient qui ne sont pas du patrimoine de l’histoire dominante, qui s’en échappent, qui fendent les mots de l’histoire dominante de souffrance, et viennent quelques coudées plus loin, fendre l’oreille du thérapeute, un reflet d’ouverture. Cette surprise du thérapeute touche et affecte le thérapeute. Celui-ci surtout vérifie auprès du patient si une piste peut être suivie à partir de ces « nouveaux » mots, si c’est une direction que le patient et le thérapeute peuvent prendre ensemble, pour que peut-être se construise l’histoire préférée du patient, une histoire préférée parmi d’autres possibles, que l’on va ou que l’on est en train de tisser et d’épaissir. Car quand Baptiste Morizot parle des loups qu’il piste, avec qui il hurle même, il nomme le loup, comme le reste du règne animal, comme le reste du monde vivant, des « alien kin », « tous les vivants sont en fait pour nous des aliens familiers, au sens de l’ancien français où familiers signifie qu’ils font partie de la famille élargie mais leur réalité est à certains égards incompréhensible, comme des civilisations d’une autre planète. » Je pense là à cette posture du narratif où l’autre, le patient, doit être accueilli comme si différent de l’écoutant, le thérapeute, accueilli dans la singularité de sa culture, dans l’étrangeté attirante de son langage, de ses expressions, de son comportement. Je m’imagine souvent Mickaël White s’entretenant avec des Aborigènes en Australie. Cet esprit narratif, fondé sur la reconnaissance radicale de la différence, éveille notre insatiable curiosité et cette soif d’apprendre l’autre autant que d’apprendre de l’autre. Nous sommes aux antipodes du dualisme et de ses ravages de réifications. Parce qu’en amont, c’est l’autre qui me donne accès à moi-même. Julien Betbèze me le rappelait dernièrement, à moi et à d’autres. Mon patient, un animal à traduire et retraduire, puis retraduire encore, mais pas à domestiquer. C’est la relation entre nous qui est à domestiquer, quoique...

En effet, pourquoi ne pas laisser de l’exotisme (en écho au vocabulaire de Pierre Bourdieu régulièrement cité lors de ma formation initiale en approche narrative), de l’exotisme dans la relation. Ou plutôt qu’impénétrablement, la relation à l’autre, le lien en narratif avec le patient, conservera toujours des traits de sauvagerie. Salvatrice sauvagerie. La mienne, qui me laisse orienter par l’approche narrative. La sienne, le patient embourbé dans sa souffrance. Dans cette lignée, je pense à Morizot qui, au début de son ouvrage, rafraîchit le concept de « barbare », en le replongeant à sa source. « Le barbare au sens étymologique est celui qui, à l’oreille du Grec, fait "barbabar", celui qui parle par borborygmes inintelligibles (...) "Barbare" est ce nom transitoire pour quelqu’un au moment suspendu où on n’est pas sûr qu’il parle comme nous : on s’interroge et on l’interroge ». Il y a toujours une incertitude entre le patient et moi, thérapeute narratif, entre ce que je perçois, ce que je crois comprendre du patient et ce que celui-ci me dit, me rapporte, de sa réalité. (Entendais-je à la radio récemment, deux jeunes chercheur.euses, Albert Moukheiber et Mariam Chammat appelant à une réhabilitation de l’incertitude en sciences, florissante incertitude précisé-je). Il est mon « barbare » comme Morizot est le « barbare » du loup quand le philosophe, une nuit, hurle au loup, et que l’humain et le fauve se répondent mutuellement, et quelques instants plus tard, le loup cherche à savoir qui lui répond et échange avec lui (un autre loup ? un autre animal ? Un autre vivant ?). Morizot vérifie le lendemain dans les traces que le loup a laissé sur la neige. « Pour une fois c’est lui qui parle et l’humain qui baragouine : et comme un souverain hospitalier qui accueillerait l’étranger, il fait l’effort de poser plusieurs fois sa question, pour savoir si moi, je suis aussi quelqu’un, un être avec qui on peut communiquer ». Morizot explicite que « s’il y a un barbare quelque part, c’est bien qu’il y a du langage ici. » Même si cela reste à affiner, je pressens une avancée à considérer que le lien entre le thérapeute narratif et son patient correspond au barbare du fauve de Morizot.

À propos d’incertitude, Morizot évoque en quelques lignes mais avec précision, la pratique de la navigation négative dans la marine (car Morizot quête dans tous les domaines), une manière de guider dans le chaos, de réaliser les bienfaits de l’incertitude, quand le navire ne sait pas où il se trouve et qu’il ne peut le savoir, « l’essentiel est alors de savoir où l’on ne doit surtout pas être sur la carte (...) consiste à se tenir à distance de ces repères (...). Naviguer bien consiste à perdre de vue systématiquement tous nos repères. (...) prendre l’inconnu comme boussole. » Et je fais lien avec la démarche de déconstruction si précieuse en approche narrative, en invitant par exemple le patient à s’imaginer dans une autre culture, une autre époque. Je fais aussi le lien entre les mots de Morizot avec la plongée dans l’inconnu des mots du patient. Les mots du patient, orientés par nos questions, sont toujours une aventure dont on ne sait jamais où elle nous emmène. Ni pour le patient, ni pour le thérapeute. Le guide est la surprise de nos oreilles de thérapeute. Cette surprise comme seule garantie de préserver, et même d’honorer, la singularité du patient. Je pense aussi aux jolis mots du rabbin Nahaman de Bratslav qui me conduisent depuis des années maintenant : « Ne demande pas ton chemin à quelqu’un qui le connait : tu risques de ne pas te perdre. ». Même si cette incertitude n’est pas confortable.

Quelle jubilation j’ai eu à la lecture de ce livre, d’un côté d’imaginer Baptiste Morizot en train de pister les loups dans la neige ou la nuit, et de le décrire avec suspens, et de l’autre côté d’imaginer que c’est la même chose que je fais avec les patients que j’accompagne sur des chemins narratifs. Oui ! quelle aventure biologiquement excitante que d’être narrativement avec les patients, Morizot me le chuchote en filigrane.

Quelques mots des passages, si frais en moi, de Morizot qui, à la lumière de « ÉTHIQUE » de Baruch Spinoza, parle de la vie intérieure de chacun comme la nécessité de cohabiter avec ses propres fauves en soi. Une application si subtile et claire du monde extérieur à nos mondes intérieurs, notre rapport à notre vie interne, extrapolation habile du lien de l’homme avec lui-même et du lien entre l’homme et les autres animaux. En reformulant à peine Morizot, c’est dire que se domestiquer soi-même ne consiste pas à nous rendre dépendant ou emprisonné, mais à influencer notre univers sauvage dans des négociations. Ainsi de nos mondes intérieurs, « on vit mieux avec eux de les influencer dans leur vitalité intacte plutôt que de les affaiblir pour les contrôler », « Pour domestiquer les désirs les plus farouches, c’est-à-dire bien vivre avec eux et par eux, il faut les maintenir à l’état sauvage ». Et Spinoza nous précise, par la plume de Morizot, que le « désir n’est pas un manque, c’est une énorme puissance » Quel écho aux propos de

Michael White qui invite à regarder les roses des épines plutôt que les épines des roses. Contrairement bien souvent à la médecine occidentale classique, là où je travaille, où le lien entre le soignant et le patient est devenu, par un contexte toxique notamment, une domestication forcée et nivelante, une abrasion de la réciprocité relationnelle exacerbée par une médication obsédante, un écrasement des désirs et des passions, la verve créatrice de chacun s’étiolant. Je trouve que Morizot me permet de voir l’approche narrative avec un nouveau relief quand il parle de la mésoéthique qui est selon lui « un rapport diplomatique à soi qui consiste à infléchir sa vie intérieure, sans la commander, simplement en transformant le milieu de vie. » L’approche narrative va chercher justement à co-construire avec le patient, va tenter d’infléchir sur les contours et les contextes de la vie du patient pour, atome après atome, infuser dans les coeurs du patient, lui révéler, lui réveiller de nouvelles identités de jouissance, non plus enfermé dans une mêmeté érodante. L’ipséité de Paul Ricoeur (comme ce mot est étrange et beau).

Baptiste Morizot cerne un point déterminant à mes yeux dans l’éthique politique de l’approche narrative quand il évoque "la contingence des formes singulières" définie quelques siècles plus tôt par Arthur Schopenhauer. « Pour qu’un migrant m’émeuve, pour que son sort m’ébranle, il faut que j’estime que le fait qu’il soit lui et que je sois moi est un fait contingent : que je pourrais très bien être lui et lui moi, que nos différences sont des hasards malheureux ou heureux, et pas des nécessités liées au destin, à l’élection, au mérite, ou à la valeur. » Cette contingence des formes singulières nous rappelle qu’« à l’origine, loups, chiens, et brebis, ces trois animaux avaient un ancêtre commun. Et cet ancêtre, par des générations successives, chacune indiscernable de la précédente, a produit des lignées de frères dont l’une a fini par vivre de dévorer l’autre, et l’autre a obtenu sa grâce, sa vitalité, et la santé de ses populations, en partie d’être dévorée par son frère. (...) La brebis descend d’un mouflon sauvage qui lui savait se défendre, s’enfuir, s’organiser. Il déjouait l’attaque lupine près de neuf fois sur dix. Mais la sélection artificielle a, pendant quelques milliers d’années, juvénilisé le mouflon farouche pour en faire une brebis docile (...) c’est un fait classique de la domestication. » Le philosophe plus loin reprend un article d’André- Georges Haudricourt et nous rapporte que « Nos relations à la nature sont solidaires de nos relations aux humains : par exemple l’exploitation du bétail constituerait (...) une origine de l’esclavage. » C’est ce qu’a fait trop souvent, et de plus en plus, et de plus en plus encore probablement, je me répète malheureusement, la médecine classique des Modernes sur les patients devenus dociles voire serviles à la machinerie soignante. Trop souvent en suis-je témoin. La médecine n’est plus l’artisanat qu’elle devrait être. Le domaine de l’entreprise, que beaucoup de praticiens narratifs connaissent particulièrement, est aussi la triste scène de ce carnage. Le monde des abattoirs ne porte pas son nom que pour parler des animaux qui y sont tuées, mais bien aussi de la broyeuse qui passe sur le corps des salariés (une saisissante expérience de Geoffrey Le Guicher le décrit dans un ouvrage très haletant). Les exemples du cannibalisme de l’homme ne manquent pas, vous le savez. N’y a-t-il pas aussi quelque domestication outrancière dans la gestion de cette fameuse virose qui impacte tous les coins de notre planète ? Je le crains. Mais ne nous étendons pas sur ces tristes spectacles. Je préfère, dans la lignée de Gilles Clément, magique jardinier dont le nom résonne depuis mon enfance, me laisser inspirer par son inépuisable démarche de Jardin en Mouvement, "faire le plus possible avec, le moins possible contre". Choisir et attiser la vie, plutôt que d’éteindre le feu ou boucher les trous.

Pour conclure. S’il m’est possible de conclure. Là où ma raison et ma sensibilité de lecteur ont brulé, une fois de plus. En fait, vous ne le saviez pas, « alliage incandescent » est le nom, le code secret de l’approche narrative, et je m’amuse à prétendre que Baptiste Morizot le savait. Évidemment. En bon espion, je l’ai déjoué. Écoutez ça, c’est éloquent : « C’est un alliage incandescent d’une sensibilité vibratile aux autres dans leurs altérités, d’une perception participante, d’une activité interprétative et imaginative extrêmement audacieuse et très prudente, d’une activité déductive rigoureuse et sauvage, d’une création d’hypothèse échevelée dans l’heuristique et très raisonnable dans la conclusion, d’une disponibilité générale aux signes, d’un usage enquêteur du corps animal sentant et marchant, que l’on peut retisser des branchements sensibles, puissants, aux territoires vivants. Pour dépasser la cécité des modernes, pour recréer des affiliations aux vivants, en leur reconnaissant leur richesse de significations. Pour essayer, bien qu’on se trompe souvent, de les traduire un peu. »

Gratitude. Émerveillement. Deux maîtres mots pour moi en approche narrative, devenus subversifs par les temps qui courent, et que Baptiste Morizot appelle d’une certaine manière : « La grande invention de la cosmologie moderne, ce n’est pas le dualisme. La spécificité du naturalisme est bien d’avoir inventé la première cosmologie qui postule que nous ne sommes pas tenus à des égards avec le monde qui nous a fait. Envers le monde vivant avec qui on partage la Terre. Envers les écosystèmes qui nous nourrissent, les milieux qui génèrent l’eau que l’on boit et l’oxygène que l’on respire. Quelle étrange histoire que la notre. »

Pétrir l’approche narrative au levain de Baptiste Morizot n’a d’autres visée que politique. L’approche narrative ne se doit pas d’étouffer sa place politique, surtout dans l’échiquier du Nouveau Régime Climatique qui donne une temporalité aigüe à nos engagements. La Grande Accélération. Elle se doit de l’expliciter encore plus pour une autre visibilité autrement agissante. La lecture de cette ouvrage a scandé dans ma poitrine que l’approche narrative dépassait le champ classique (et déjà politique) du soin, y rester devenait étriqué voire dangereux, qu’il devenait impérieux d’ensemencer dans toutes les largeurs du politique. Ensemencer pour une autre culture, d’autres civilisations, d’autres histoires florissantes. Je ne sais. L’actualité de notre Planète nous crie comme nous le dirait René Char « comme il beau ton cri qui nous donne ton silence », qu’un nouveau récit doit s’écrire. Avec ardeur. Ou peut-être plutôt de multiples nouveaux récits afin de ne pas tomber dans une autre dominance. Déjà ce récit commence à émerger par maintes et maintes propositions collectives éparses. L’approche narrative est un facilitateur d’histoire alternative auprès de celles et ceux qui se tournent vers elle. La pensée de Morizot, au travers de « MANIÈRES D’ÊTRE VIVANT » me donne, comme thérapeute narratif, des pistes tangibles, narratives, de proche en proche, à tâtons, suivant une étincelante incertitude car elle épouse notre essence de vivant, pour tenter d’atterrir à la manière de Bruno Latour. Elle me donne, me semble-t-il, une force et une clarté que jamais encore je n’ai pu goûter dans la nuit. Vive la nuit, le temps de toutes les promesses. Celle du matin...

C’est l’heure d’une autre histoire,

au pluriel...

Maintenant, c’est votre tour de la lecture. Prenez à votre gré le livre de Morizot, lisez, relisez, annotez, soulignez, rayez, déchirez...

Et dégustez j’espère, car ce qui fait aussi la magie de cette ouvrage, « si ses concepts sont aussi riches, il le doit (...) à leurs sites d’éclosion » (pour reprendre les mots d’Alain Damasiot en post-face de cette édition) : Baptiste Morizot est pisteur de loups dans les Massifs du Vercors, la nuit, le jour, autant que philosophe, auprès des équipes de l’éthologue Jean-Marc Landry. Une philosophie expérentielle.

Et après Baptiste Morizot, nous porterons notre écoute vers un.e autre auteur.e, et d’autres encore.

Quand on écoute un patient

se sentir chez lui

« c’est notre manière d’habiter qui est en crise. »

...et parlons-en ensuite ! Une parole naturellement créatrice...

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